samedi 14 mars 2015

Manifeste






Nous sommes tous des biologistes spéculatifs.
Dès nos premiers crayons, nous dessinions de nouvelles espèces, de nouvelles créatures, et ne nous arrêtions qu’aux limites de notre imagination d’enfant.
Nous découvrions la baleine, le kangourou, la sauterelle et des poissons multicolores, et nous voulions en faire autant. Alors, nous nous armions de « Si on disait que… », et nous pondions des serpents à plumes, des cochons de mer et des tigres arc-en-ciel.

Puis, un jour, on se rend compte que la nature est un sujet sérieux. Que seuls les plus adaptés survivent. Que les yeux et les antennes ne sont pas là pour faire joli. Qu’un éléphant avec des ailes d’aigle ne pourrait sans doute pas voler… et qu’un crapaud amoureux d’un papillon ne pourra l’épouser et avoir de nombreux petits crapaillons.
Notre imaginaire se retrouve soumis à la sélection naturelle. Et ses créatures succombent à une extinction de masse.

Pourrait-il y avoir des survivants ? A quel environnement devraient-ils s’adapter ?
A un milieu impitoyable mais plein d’opportunités : le Possible.
La biologie spéculative est une discipline créative dont le but est d’imaginer une Nature possible. Non point réelle, mais simplement plausible. Envisageable sous hypothèse. Négociable avec les faits.
C’est un jeu avec deux partenaires : la science et l’imaginaire.
Trop de science, et on reste accroché au réel.
Trop d’imaginaire, et on est dans la pure fantaisie.
Quelque part dans le dialogue entre les deux, chacun peut trouver son bonheur. Tout le monde ne mettra pas le curseur au même endroit, c’est une affaire de goût.
Certains se demanderont comment la martre évoluera dans 5 millions d’années :






D’autres inventeront des mammifères se déplaçant sur le nez :


















Dans cette présentation, j’ai essayé de décomposer la création de ces créatures (ou de ces écosystèmes, pour les plus ambitieux) en trois grandes étapes.
Ces étapes ne sont pas forcément chronologiques, même si leur enchaînement a une certaine logique. Il ne s’agit pas d’imposer une façon de faire, mais plutôt de balayer un certain nombre de problématiques liées au sujet.

L’Etonnement Biologique

Le biologiste spéculatif doit faire face à une redoutable concurrente, la Nature. Très tôt dans l’histoire, les dramaturges se lamentèrent que tout avait été écrit.
Que n’auraient-ils pleuré s’ils avaient été biologistes spéculatifs ?
La Nature a déjà imaginé ceci :














Cela :














Et puis ceci :

















Et encore cela :




















Précédent Ovide, elle inventa la métamorphose. Précédent Thomas More, elle inventa l’utopie fourmilière.
Elle dessina les courbures que Gaudi n’eut plus qu’à copier.
Elle a même créé le sexe. Et lorsqu’elle en eut marre, elle compensa avec la parthénogenèse.
Et le pire, c’est qu’elle sut trouver une justification à ses inventions.
Le long cou de la girafe lui donne accès aux plus hautes feuilles. Le vol stationnaire du colibri lui permet de butiner à son aise. Grâce à sa collerette, le cobra peut impressionner ses prédateurs.
Voici l’adversaire que le biologiste spéculatif doit tenter d’égaler. Or, si le meilleur des disciples ne peut se contenter de copier le maître, il lui est nécessaire d’observer sa technique.  

Ce que l’on envie à ce Maître, c’est sa capacité à créer en nous l’étonnement. Face à la Nature, nous avons souvent l’impression de nous retrouver face à quelque chose d’inédit, à une rupture de nos paradigmes établis.
Lors du passage à l’âge adulte, les larves de tuniciers vont jusqu’à perdre leur tube neural.
Les femelles cochenilles adultes n’ont pas de pattes. Les mâles possèdent des pattes et des ailes mais n’ont pas de système digestif.
Les rats-taupes-nues vivent environ dix fois plus longtemps que les espèces proches. Ils sont presque immunisés au cancer. Ils vivent en colonie dont la reine secrète des hormones empêchant la reproduction des autres femelles.
Certains exemples issus du monde naturel m’interpellent plus que d’autres. Je suppose que nous avons chacun notre propre sensibilité. Mais il me semble tout de même que certains ont plus de potentiel pour un détournement.
L’eusocialité, par exemple,  (le mode d’organisation des fourmis et termites) a été la base d’un nombre incroyable d’histoires de science-fiction, de Barjavel dans « Le Voyageur Imprudent » jusqu’à « Alien ». Ca en est même devenu un cliché un peu trop récurrent à mon goût.

Peut-être ces considérations sont-elles un peu anthropocentriques. Mais cette subjectivité me semble tolérable, car la biologie spéculative reste en premier lieu une activité créative.
Or, toute création originale part d’un étonnement. De quelque chose qui nous interpelle, qui nous ouvre de nouvelles possibilités.
Rechercher cet « étonnement biologique » m’apparaît donc comme une étape essentielle. Il ne s’agit pas simplement d’accumuler des anecdotes sur les espèces existantes. Il faut déterminer les plus significatives, les plus surprenantes, celles qui remettent en cause les propriétés les plus communes des êtres vivants, celles qui seront au final les plus intéressantes à réutiliser, à adapter, à sortir de leur contexte, pour créer quelque chose de nouveau.
Concrètement, cela consiste à accumuler les exemples, à les mettre en commun, à les présenter, à en débattre. On peut, à cette étape, commencer à réfléchir à comment détourner des caractéristiques existantes, ou repérer des combinaisons que l’on ne trouve pas chez des organismes connus.
Le graal suprême serait d’inventer un mécanisme aussi plausible, aussi efficace, aussi élégant, aussi évocateur que ceux que l’on trouve dans la Nature…



Création Radiative

La faune Cambrienne de Burgess semble avoir été le brainstorming de la vie sur Terre.
En découvrant l’Obapinia ou l’Anomalocaris, on est tenté de se demander ce que les dieux avait fumé.


L'Hallucigenia ci-dessous, quant à lui, semble suggérer une réponse à cette dernière question.

Dans toute démarche créative, il y a un moment où il faut éviter de s’inhiber. La sélection viendra plus tard. Au départ, c’est le hasard qui prime.
C’est sans doute pour cette étape que fonctionner en groupe est le plus intéressant. Il s’agit de se mettre ensemble autour d’une table pour faire émerger des idées.
A ce stade, le but n’est pas encore d’obtenir à une créature finalisée mais de lister un certains nombres de concepts qu’il vaudrait le coup d’approfondir.

Même pour une activité aussi ouverte, il existe des méthodes.
La plus évidente est de définir un thème. Ce thème pourrait par exemple être identifié lors de l’étape de recherche, ou être librement proposé par les participants. Il prendrait la forme d’une hypothèse plus ou moins fantaisiste, telle que :
- Et s’il y avait une jungle dans les abysses ?
- Que seraient les animaux du futur ?
- Sur une île isolée, une faune terrestre a évolué à partir des pingouins ou des chauves-souris…
La réponse aux thèmes ci-dessus consisterait en la création d’un nouvel écosystème, avec des êtres apparentés aux organismes existants. La recette est simple est efficace : on prend un milieu proche de nos références, on y introduit des espèces connues, et on imagine de quelle façon elle pourrait y évoluer.

Pour varier, les plaisirs, il serait également possible de prendre des libertés avec les lois fondamentales de la biologie, et de se demander ce qu’il serait alors advenu du Vivant.
Par exemple, on pourrait donner comme thème : « Et si Lamarck avait eu raison ? » Et si les organismes étaient capables de conserver les caractères acquis par leurs parents au cours de leur vie ?
Quelles formes auraient alors émergée ? On pourrait concevoir des êtres d’une plus grande plasticité, capable de s’adapter tout au long de leur vie. Il faudrait également inventer un concept équivalent à la génétique, permettant la « mémorisation » les caractéristiques acquises et de les transmettre à la descendance…

Enfin, on pourrait se représenter l’évolution comme un challenge et composer des équipes qui auraient chacune pour tâche de démontrer que leur créature est la plus compétitive.
Ainsi, on pourrait imaginer un « Concours du meilleur prédateur ». Le « meilleur prédateur » n’est ni le plus gros, ni le plus rapide. C’est celui qui a le plus de chance de survivre, tout en restant dans le haut de la chaîne alimentaire. Un métabolisme élevé ou un gigantisme débridé nécessitent d’énormes ressources alimentaires. Ils donnent des avantages mais entraînent une importante dépense énergétique.
Ce « Concours du meilleur prédateur » serait donc plus proche d’un Eco-Marathon Shell que d’une course de Formule 1.

Sur le plan strictement créatif, il existe de nombreuses techniques de brainstorming, consistant généralement à rajouter des contraintes similaires à des jeux, afin de faire émerger des idées. On pourrait par exemple imaginer :
- Détourner des objets artificiels (aspirateur, brosse à dent, sous-marins…)
- Fixer des temps limités
- Passer d’une idée à l’autre par association, en gardant un élément de l’idée précédente.
- Travailler à partir de créatures imaginaires (griffon, tarasque, etc…) ou de dessins d’enfants.
- Utiliser la « pensée inverse » : imaginer l’espèce la moins adaptée… pour retourner le concept.

Cependant, le plus important à cette étape est de mettre en sourdine l’aspect critique.
Bien sûr un oiseau à quatre ailes comme celui-ci peut sembler fantaisiste au  premier abord :

Mais, il semblerait pourtant qu’une créature à quatre ailes très proche des oiseaux ait effectivement existé :

La Nature nous rappelle constamment que ce que nous considérerions comme invraisemblable peut très bien s’avérer réel. L’ornithorynque lui-même fut d’abord pris pour un canular.

Donner Vie


A l’aube du vingtième siècle dessinait Ernst Haeckel. Professeur d’anatomie comparée, il fut parmi les figures les plus importantes de la zoologie de son époque, non seulement par sa production scientifique, mais aussi par les splendides planches dont il illustrait ses ouvrages.


Elles devinrent bientôt une source d’inspiration pour les artistes de l’époque, et influencèrent l’Art Nouveau naissant.

La Nature, même morte, s’est toujours prêtée aux coups de crayons. Quel attrait aurait la biologie spéculative sans illustrations telles que celles-ci ?


Il y a un plaisir visuel à découvrir ces animaux inconnus, mais qui ont pourtant quelque chose de familier. Elles stimulent l’imaginaire, comme d’autres créatures fantastiques, avec en quelque sorte un petit bonus : résoudre l’énigme de leur existence, déterminer à quelle espèce elle est apparentée. Il ne pas se laisser berner par les proportions, les dents, les couleurs et se concentrer sur la forme du museau, la présence de sabots, un détail, un indice qui dévoilera sa véritable origine.
Pour donner vie à nos concepts biologiques, il n’y a pas de mystères, il faut les représenter. L’approche graphique est la plus évidente, mais pourquoi ne pas envisager des maquettes, des sculptures ? Et pourquoi ne pas leur créer une bande-son ?

Mais la conception ne s’arrête pas là. Pour étoffer notre organisme chimérique, il y a des dizaines d’éléments sur lesquels on peut travailler :
Raconter les étapes que ses vaillants ancêtres auraient franchir pour en arriver là.
Imaginer des espèces proches, peut-être seulement esquissées.
Evoquer en filigrane des lignées de cousins disparus.
Inventer un comportement, une sociabilité animale, des moyens de communications jusqu’à s’inspirer de a dernière Saint-Valentin pour concevoir des rites de séductions.
Puis relier le prédateur à sa proie.
Tisser les mailles d’un écosystème.
Imaginer des tactiques de chasse.
Faire les plans d’un squelette comme l’on ébauche une cathédrale.
Lui dessiner une robe de poils ou de plumes, pour l’envoyer à la parade.
Chaque détail comme une petite touche de réel en plus sur votre œuvre pour lui bâtir un monde, la rendre presque aussi vivante que si elle avait eu la chance d’exister.

Que resterait-il à faire ? Une touche finale : lui donner un nom.
Un nom scientifique, bien sûr. En latin, pour faire plus sérieux.
Puis, beaucoup plus difficile, lui trouver un nom commun, créer le mot presque réel d’une langue possible…
Un nom chimérique, mariant les espèces ayant servies au cocktail.
Un nom-onatopé, imitant le cri de la bête.
Ou un nom qui n’évoquerait rien de connu, mais qui aurait l’ambition de devenir lui-même, un jour, évocateur…
Et peut-être imaginer un peuple qui lui écrive des légendes, des chansons, des poèmes pour lui donner des connotations.
Un être nouveau serait l’occasion d’un art nouveau.


« Marchant dressé sur ses narines,
Le nasobème a fière mine,
Son rejeton a ses côtés.
Vous ne le trouverez cité,
Ni dans le Brehm, ni le Mayer,
Ni aucun autre dictionnaire.
C’est par ma lyre que d’abord
Il vit le jour. Et depuis lors
Son rejeton à ses côtés
(Ainsi qu’il vient d’être indiqué)
Marchant dressé sur ses narines,
Le nasobème a fière mine. »
Christian Morgenstern, cité dans Anatomie et biologie des Rhinogrades